Economie Collaborative : Interview/temoignage de Charles-Edouard Girard

Economie Collaborative : Interview/temoignage de Charles-Edouard Girard

8 questions pour Charles-Edouard Girard,
co-fondateur de Guesttoguest.com

Chales Edouard Girard site 

  1. Une “petite” introduction Charles-Edouard: ton parcours de vie, et ce qui t’a amené à lancer Guesttoguest comme projet s’inscrivant dans l’économie collaborative ?

“46 ans, 3 enfants, ingénieur de formation à la base, un peu salarié. D’abord entrepreneur dans le e-commerce pendant plusieurs années, domaine qui m’a permis de bien vivre (sans faire de jackpot).

Puis j’en ai eu ras-le-bol du e-commerce: j’en ai eu assez des rapports humains qui étaient en jeu dans ce monde-là, avec régulièrement du manque de respect entre personnes. J’avais également envie de changer des produits de grande consommation.

Puis j’ai rencontré mon associé qui se lançait tout juste dans ce projet guesttoguest, et on a tout de suite accroché au niveau des valeurs. Par ailleurs, même si l’on n’était pas véritablement sur une initiative qui allait “changer le monde”, je retrouvais là un projet qui était porteur de sens, qui ne cherchait pas d’abord à faire un tas d’argent. La promesse étant de se dire qu’on allait contribuer à aider un maximum de gens à partir en vacances, en utilisant le plus possible ce qui existe déjà plutôt que de refabriquer des milliers de choses.”

  1. D’où vient le projet guesttoguest, et peux-tu nous résumer les tous premiers mois de lancement?

“Le projet est venu assez naturellement. Parti de mon associé (Emmanuel, de Paris) qui sur une expérience d’échange de maisons avec un ancien site en ligne, souhaitait partir en vacances chez des particuliers (utilisateurs de ce site également) qui vivaient à Florence en Italie. Or ces derniers n’ont pas voulu lui laisser son logement car ils n’avaient pas l’intention d’aller à Paris dans le futur. Il trouvait cela dommage car l’échange n’a pas pu se faire alors que la maison, elle, resterait vide. C’est là oú Emmanuel a eu l’idée des points: dès que je reçois quelqu’un chez moi, je gagne des GuestPoints que je pourrai utiliser lorsque j’aurais envie d’aller en vacances dans la maison de quelqu’un d’autre sans que celle-ci vienne chez moi en retour.

Ce fut la base du système d’échange au sein de Guesttoguest: la possibilité d’organiser des échanges non réciproques et non-simultanés.

Puis on a voulu démocratiser le système: il existait à l’époque des sites où il était possible de faire de l’échange de maison par abonnement , à hauteur de 100 ou 150 euros par mois. On ne trouvait pas cela juste de faire payer ce prix-là avant même d’avoir pu voir les maisons oú l’on va. C’est là qu’on a décidé de mettre en place un paiement optionnel à hauteur de 30-40 euros après avoir passé un séjour dans la maison d’un autre particulier. Ce qui nous permettrait par la suite de gagner un peu notre vie.”

  1. Peux-tu me résumer les grandes phases de développement en décrivant notamment les moments clés (questionnement/doute/solution ou chemin de développement choisis) et où vous en êtes aujourd’hui?

“En termes d’usages, après la mise en place du système de points (phase 1), nous avons mis en place le modèle économique, basé sur des services non obligatoires, comme la caution ou l’assurance, sur lesquels nous prenons une petite commission (plus de détail question 7).

Cette phase 2 , nous a permis d’asseoir la base de notre pérennité économique.

Puis dans une phase 3, nous avons commencé à créer des espaces d’échanges thématiques, car on s’est apercu que les utilisateurs souhaitaient discuter, échanger avec d’autres utilisateurs du réseau. C’est une phase de création de confiance et de mise en réseau. Souvent, nous avons remarqué que les gens étaient rassurées par des discussions ou rencontres avec d’autres gens qui utilisent peut-être les mots, ou ont les mêmes hobbies (comme le vin, le thé, un sport, un métier commun par exemple).

Un des plus marquants est notre groupe sur le handicap. Beaucoup de maisons ne sont pas bien équipées pour les personnes handicapées, pour qui il est d’autant plus important d’être rassurées et de discuter avant d’arriver dans la maison d’un utilisateur guesttoguest et de se trouver confrontées à un problème matériel bloquant. Nous avons ainsi sur notre plateforme un groupe de 200 personnes environ qui discutent régulièrement autour de cette thématique-là.

Toujours sur l’aspect de la création de confiance: on a mis en place un système de notation des échanges. C’est assez complexe, car les gens n’aiment pas être notés. On touche là à quelquechose de très délicat, d’assez intime. On a donc beaucoup travaillé là-dessus (et l’on continue) car lorsqu’une personne a reçu de bonnes recommandations, elle va ensuite beaucoup plus facilement pouvoir recevoir des gens chez elles (confiance accrue).

Pour développer un peu l’opérationnel du lancement de la plateforme, je dois dire que commencer sans maisons à proposer, c’est compliqué!

Après 1 an de développement technique de la plateforme (en 2011), nous sommes passés par une 1ère étape qui a consisté à aller voir des entreprises, pour essayer de les convaincre d’adhérer au système: c’est ainsi que l’on a pu proposer un premier parc de 1 200 maisons d’employés Air France par exemple. On créait alors sur la plateforme  des groupes “entreprise”, dont les utilisateurs membres pouvaient voir qu’ils appartenaient effectivement au groupe “à Air France” par exemple (facteur de confiance, plus de facilité à interagir entre collaborateurs d’une même entreprise), alors que les autres utilisateurs ne le voyaient pas et les percevaient comme des utilisateurs lambda.

C’était très efficace au début, puis on a vu les limites des processus de vente et de relations B2B2C, qui étaient assez longs.

On a donc décidé dans un 2eme temps, de focaliser les efforts sur le marketing en ligne, avec des campagnes adwords visant à aller chercher directement un grand nombre de particuliers (cela peut parfois prendre parfois jusqu’à 6 mois de convaincre une personne d’utiliser notre plateforme!). Petit à petit, on a pu calculer notre coût d’acquisition, et on savait que l’on devrait relever le défi de tenter d’atteindre un grand nombre d’utilisateurs: en fait, près d’1 million de maisons référencées pour arriver à être rentables. Pour cela, on a dû aller lever des fonds, ce que l’on a réussi à faire jusqu’à hauteur de 6 millions à ce jour en 3 levées (on ne donne pas autant d’argent d’un coup sans avoir fait ses preuves). Après 3 000 maisons référencées fin 2013, 12 000 fin 2014, et 40 000 fin 2015, nous avons aujourd’hui 300 000 maisons référencées.

En résumé: il faut d’abord avoir beaucoup de maisons, puis beaucoup d’utilisation, et enfin on peut monétiser!

En France et en Espagne, par exemple on commence à être très bons en utilisation. Dans les autres pays, on a encore du travail. A noter qu’aujourd’hui, on n’est pas encore rentable, et l’on travaille à référencer 400 000 maisons en plus dans les prochaines années pour arriver à finalement l’être.

Notre atout est que peu de gens ne sont pas intéressées par notre système lorsqu’elles le découvrent. Notre travail quotidien consiste dès lors à les convaincre de l’utiliser au-delà de l’inscription: c’est un aspect d’évangélisation qui je pense est propre à l’ensemble de l’économie collaborative. Par exemple, comment convaincre quelqu’un qui a cassé sa perceuse, d’aller en emprunter une à son voisin plutôt que d’aller immédiatement en acheter une neuve? Cela passe par de l’évangélisation.”

  1. On entend et lit beaucoup de choses à différents niveaux sur l’Economie Collaborative: de la nouvelle économie à l’ultra-capitalisme.  Comment te positionnes-tu, quelle attitude adoptes-tu, par rapport à l’économie collaborative en tant qu’entrepreneur avec Guesttoguest? En tant qu’individu (citoyen/consommateur) au quotidien?

“Je pense que c’est intimement lié à là où l’on décide de mettre l’argent, qui peut rapidement devenir un facteur de perversion, car on est alors souvent à la recherche d’optimisation, et/ou d’accumulation.

En ce sens, je pense qu’il y a une différence importante entre un service comme AirBnB par exemple, via lequel on peut gagner suffisamment d’argent pour en vivre (en faisant l’acquisition de plusieurs appartements par exemple), et une plateforme comme Blablacar par exemple, avec laquelle on peut faire de l’argent mais sans arriver à en vivre complètement.
Dans le deuxième cas, je pense que cela limite de fait le risque de perversion par l’argent.

On a souhaité se positionner plutôt dans cette deuxième typologie: nos membres ne font pas de gains d’argent (NDLR: bien qu’ils puissent en économiser) via leurs échanges et cela permet la création de rapports à la base plus bienveillants, plus tournés vers le partage, je pense.

Ce n’est pas pareil que la location de maisons par exemple. En effet, dans le cas de l’échange de maisons, un membre ne va pas avoir envie de sur vendre sa maison par exemple, car il aura trop de crainte de décevoir les gens qui y viendraient. A l’inverse, lorsque l’on va chez les gens membres de Guesttoguest on est beaucoup plus indulgent, parce que l’échange est gratuit. Ainsi un membre ne va pas se plaindre de manière disproportionnée si quelquechose ne fonctionne pas parfaitement, mais va plutòt appeler son hôte et discuter du problème avec lui (qui va envoyer quelqu’un pour l’aider par exemple).

En définitive, cela change énormément les rapports entre les gens!

De la même manière, un cadeau remis au sein  une grande plateforme de location aura une valeur purement commerciale (pour avoir une bonne note par exemple), tandis que des cadeaux entre membres seront faits spontanément dans le cas d’une plateforme d’échanges de maisons (par exemple, des hôtes espagnols qui étaient venus dans ma maison dans le cadre d’un échange pendant un week-end, m’avaient acheté de la nourriture fraîche car cela leur paraissait logique que je trouve quelquechose à manger en revenant chez moi le dimanche soir).

Un autre aspect: pour moi, le travail devient une denrée comme une autre chez une plateforme comme Uber.

J’ai un problème philosophique avec ce mode de fonctionnement, car si le fait de devoir devenir auto-entrepreneur, sans aucune protection est un choix des gens, pour des raisons de liberté de choix, bon, pourquoi pas, mais si cela leur est imposé comme seul mode possible pour pouvoir utiliser le service et devoir assumer tous les risques sans aucune protection, alors je n’adhère pas.

A titre individuel comme citoyen, j’essaie d’éviter les plateformes “de type Uber” : je continue à prendre le taxi quand j’en parfois besoin de me déplacer ainsi par exemple.

Lorsqu’un objet n’est plus utilisé ou usé, je cherche à ce qu’il soit réutilisé ou récupéré, j’invite mes enfants à utiliser du covoiturage plutôt que d’autres transports par exemple, etc.  Cependant,  je me rends compte que cela aussi a un coût: en effet, l’usage des plateformes oú ont lieu un véritable échange nécessite plus d’engagement humain, plus d’engagement émotionnel, et je comprends que cela peut être un frein au départ pour certains.”

  1. Parlons donc un peu plus de l’humain. Comment se gère les relations humaines avec tant d’individus impliqués dans votre plateforme, en interne (vos collaborateurs) et en externe (300 000 utilisateurs) ?

“Aujourd’hui nous sommes une équipe de 40 personnes, assez jeune, qui se structure au maximum en mettant l’humain au centre. Cela correspond en général assez bien avec la jeune génération, qui est en demande de ce type de rapports de bienveillance avec les autres personnes, notamment dans le monde du travail.

De manière concrète, d’une part, lorsque l’on embauche nos salariés, on leur demande d’abord ce qu’ils veulent, puis on essaie de leur donner légèrement plus (pas beaucoup, mais un peu plus) de manière à ce qu’ils se sentent à l’aise, et pas en tension sur leurs besoins personnels (ce qui nous fait aussi gagner du temps en termes de demandes RH au final).

D’autre part, on a  réalisé un travail important sur la définition de nos valeurs d’entreprise avec tous les collaborateurs: hospitalité, liberté, bienveillance, confiance, …, avec des traductions concrètes dans les actions menées par chacun.  Par exemple, pour la bienveillance: lorsqu’un membre appelle en étant en colère, on ne se moque pas de lui, et on essaie de comprendre ce qu’il veut nous dire et ce qui est important pour lui ou pour elle; pour  la confiance: lorsqu’un membre nous appelle, on part du principe qu’il nous dit la vérité, qu’on lui fait confiance à propos de ce qu’il nous raconte.

Toute cette philosophie est très importante pour nous et crée un certain climat de bien-être je pense.

Concernant la gouvernance et la gestion de l’entreprise, si l’on ne se sent pas encore prêts à faire participer tous les membres directement dans la gestion, on fait en revanche régulièrement appel à eux pour avoir des retours sur le design de la plateforme et de ses services. Cela se fait au cours d’évènements oú l’on invite une 50aine de membres, et pendant le travail quotidien d’écoute et d’échanges menés par notre équipe.

Par ailleurs, l’origine des investissements financiers est quelquechose de fondamental pour nous. En effet, si l’on devait satisfaire des investisseurs qui veulent une rentabilité rapide pour revendre à 5 ans, cela impliquerait de devoir monétiser un maximum toutes les actions des utilisateurs, souvent a priori, autrement dit de forcer les membres à payer une fois sur la plateforme.

Par conséquent, on a préféré faire un appel à un investisseur (comme la MAIF avec son fond Avenir notamment), qui est d’abord intéressé par l’impact sociétal, sans logique court-termiste, et qui souhaite nous accompagner sur le développement de notre système, en faisant en quelque sorte avec nous le pari que notre modèle va fonctionner: en créant d’abord un nouveau mode d’échange entre personnes, puis en monétisant a posteriori les nouveaux services à la demande explicite des membres. Cela ne veut pas dire qu’ils ne regardent pas l’argent, mais qu’ils soutiennent d’abord le développement du modèle dans la durée.”

  1. Comment monétise-t-on un tel système d’échange (types de clients/investisseurs/autre)? Pour payer les salaires?

“La monétisation: on ne souhaitait pas la rendre obligatoire: car quand on rend les choses obligatoires, beaucoup de gens tentent de by-passer le système. Puis on finit par passer plus de temps à gérer ces by-pass (détournement du systeme) plutôt que de se concentrer sur son véritable travail. C’est pour cela que l’on a préféré mettre en place une proposition de services a posteriori, sur la base des retours utilisateurs: c’est de là qu’est né notre système de caution et celui d’assurance, qui sont 2 niveaux de protection, sur lesquels on prend une petite commission. Celle-ci n’est pas obligatoire, on laisse le choix de la prendre ou pas. Ainsi globalement, 80% de nos échanges sont payés volontairement par l’utilisateur, et 20% ne le sont pas. Et cela ne nous dérange pas. On pense que de nouveaux échanges et de nouveaux besoins vont se créer au fur et à mesure que le réseau grandit et se densifie, et que l’on pourra proposer de nouveaux services optionnels en réponse aux demandes des membres.”

  1. Faisons un focus sur le modèle d’échange très spécifique à guesttoguest. Comment le qualifierais-tu: système monétaire alternatif, système d’échange hors-norme? Cela crée-t-il des tensions avec les institutions publiques que vous aviez découvert avec votre soutien juridique je crois?

“Tout ce qui est monétaire est très réglementé.

Il y a deux aspects:

a. Concernant, le fait de partager son logement, on pourrait imaginer que cela crée, un peu comme pour un airbnb, des effets négatifs pour l’hôtellerie. Pour nous, c’est un peu différent, car lorsque les gens prêtent leur appartement ou leur maison, ils le font de manière toujours volontaire, et les personnes qui viennent profiter de cet appartement pour quelques jours sont très respectueuses. Cela ne fait pas augmenter le prix des logements, parce que personne n’a économiquement intérêt à acheter un logement pour le prêter. Donc sur cette partie-là, on a plutôt un bon rapport avec les institutions publiques (comme la Mairie de Paris par exemple), car on ne crée pas d’inflation et on aide même les petits commerces locaux. Il est vrai qu’on pourrait éventuellement donner une compensation aux hôtels, mais on est encore trop petits pour pouvoir se le permettre.

b. Côté monnaie, on a fait travailler plusieurs avocats: au début on pouvait acheter des GuestPoints, puis on a quasiment supprimé cette possibilité, afin d’éviter d’être accusés de créer une monnaie parallèle, avec tous les problèmes légaux que cela engendrerait. Ce que l’on veut créer, c’est un système qui permette de faciliter les échanges entre personnes, pas quelquechose qui puisse se monétiser et se vendre au maximum. C’est pourquoi l’on travaille essentiellement sur la gestion des équilibres au sein de la plateforme afin que tous les utilisateurs puissent en permanence continuer à utiliser la plateforme (en ayant un matelas de points notamment par exemple), mais aussi soient incités à contribuer régulièrement (d’abord en référençant leur maison, puis en la prêtant, etc). En effet, en tant que membre, pour pouvoir continuer à utiliser la plateforme et ses services, il faut contribuer régulièrement auprès des autres.”

  1. Quels conseils pratiques donnerais-tu à un-e entrepreneur-se qui souhaite démarrer un projet d’économie collaborative respectueux de toutes ses parties prenantes? A un utilisateur/consommateur pour qu’il/elle sache choisir les plateformes de l’économie collaborative les plus respectueuses de toutes ses parties prenantes?

“Pour moi, le plus important ce sont les valeurs sur lesquelles un entrepreneur travaille.

Il n’est pas possible de monter un projet d’économie collaborative en souhaitant faire des milliards.

Je ne crois pas que ce soit le bon angle.

Qui dit collaboratif, dit besoin d’avoir un certain projet de société.

Côté utilisateur, quelquechose qui me semble important est d’aller vers des systèmes oú on ressent que l’argent n’est pas la principale préoccupation du système. Il faut bien gagner sa vie, certes. Mais il y a une marge oú l’on peut intégrer des préoccupations sociales avant d’atteindre ce que je qualifierai de “jobbing”(à la Uber).

En fait, il y a pour moi la question fondamentale des rapports qui sont créés entre les utilisateurs: à titre individuel, si j’en ai l’occasion, j’irais par exemple plutôt sur de l’échange d’automobiles plutôt que sur de la location, car cela ne produit pas les mêmes rapports de bienveillance entre les personnes.”

Merci beaucoup Charles-Edouard!

Interview par Habib Belaribi (habib@socialmediasquad.cc / +34 631 21 85 91) pour le News du World Forum for a Responsible Economy Forum‘s.