L’adoption récente d’une directive européenne sur le secret des affaires a suscité l’inquiétude que l’un des acquis essentiels des trois dernières décennies, la reconnaissance de l’importance de la transparence dans le processus de responsabilisation sociétale des entreprises, soit remis en cause.
Le Parlement européen a répondu à cette préoccupation en introduisant dans le texte des clauses protégeant les lanceurs d’alerte. Le compromis ainsi réalisé, sans être idéal, illustre la nécessaire conciliation entre deux impératifs : d’une part la transparence, condition d’un contrôle minimal des citoyens sur l’exercice par les entreprises de la « maîtrise de leurs impacts sur la société et l’environnement » – définition internationale de la RSE- ; d’autre part les process techniques et organisationnels qui créent l’avantage comparatif d’une entreprise sur son marché.
Le scandale des Panama Papers souligne, une nouvelle fois, le rôle essentiel des lanceurs d’alerte dans la mise en échec des trop nombreuses personnes et organisations à qui le paiement de l’impôt répugne et qui souhaitent bénéficier d’un ordre social national pérenne sans en payer les coûts. Les amateurs de paradis fiscaux abusent de la notion de secret des affaires et, apprentis sorciers, ils fraient la voie à des avancées d’un droit obligatoire inquisitorial. En Europe, l’une des conséquences des Panama Papers sera le durcissement de la directive reporting pays par pays que des scandales de corruption avaient déjà mise en chantier.
Le point d’équilibre entre la légitime protection du secret des affaires et la transparence à laquelle ont droit les citoyens des sociétés dans lesquelles les entreprises évoluent et réalisent leurs profits ne sera jamais pas simple à trouver. Tout porte à croire que c’est aux juges qu’il reviendra souvent de le définir.
Aussi l’étude que le Conseil d’Etat, juge suprême du droit administratif, vient de publier le 13 avril 2016, intitulée « le droit d’alerte : signaler, traiter, protéger », réalisée à la demande du Premier ministre, mérite-t-elle une attention particulière. Car elle ne porte pas seulement sur la protection des lanceurs d’alerte dans le secteur public, mais traité aussi de la sphère du marché.
Le Conseil d’Etat constate tout d’abord que la diffusion de dispositifs d’alerte professionnelle en France est récente. Elle a surtout jusqu’ici concerné les grandes entreprises, sous l’influence de législations étrangères à portée extraterritoriale comme la loi américaine Sarbanes-Oxley. Les mécanismes qui existent en France « ne forment pas aujourd’hui un ensemble cohérent et sont insuffisamment précis quant aux procédures à mettre en œuvre » pour recueillir et traiter les alertes et protéger leurs auteurs. Le Conseil d’Etat propose « d’harmoniser les dispositions existantes par l’adoption d’un socle commun », permettant la mise en place de procédures efficaces de signalement et de traitement de l’alerte, et une protection renforcée des auteurs d’alertes de bonne foi.
La définition qu’il propose du lanceur d’alerte est celle d’ « une personne qui, confrontée à des faits constitutifs de manquements graves ou porteurs de risques graves, décide librement et en conscience de lancer une alerte dans l’intérêt général ». Elle « exclut les personnes qui émettent sciemment des signalements inexacts ou qui agissent dans l’intention de nuire », et ceux dont « le métier consiste à mener des enquêtes ou exercer des contrôles sur de tels faits », tels les journalistes et les inspecteurs des impôts ou du travail.
L’étude propose de mettre à disposition des lanceurs d’alerte des procédures « graduées et sécurisées » de signalement, afin de proposer un « mode d’emploi clair » aux canaux qu’ils sont susceptibles de saisir. Devraient être privilégiés, lorsque cela est possible, les canaux internes – canal hiérarchique, canal interne spécifique et dispositif d’alerte professionnelle, – avant de recourir aux canaux externes, dont la justice. « La divulgation au public ne saurait être envisagée qu’en dernier recours », sauf si une urgence avérée le justifie, estime le Conseil d’État. Les dispositifs d’alerte pourraient toutefois être rendus accessibles aux collaborateurs extérieurs et occasionnels exerçant leurs fonctions au sein ou pour le compte des organisations
Cette démarche graduée, conforme à l’approche retenue par la Cour Européenne des Droits de l’Homme du Conseil de l’Europe, qui recherche un équilibre entre secret professionnel et intérêt general, répond à la volonté de favoriser le traitement de l’alerte en permettant « aux organisations mises en cause de se réformer elles-mêmes ».
Ces dispositifs devraient garantir « la stricte confidentialité de l’identité des auteurs de l’alerte ainsi que, avant que le bien-fondé de l’alerte soit confirmé, des personnes qu’elle vise et des informations recueillies par l’ensemble des destinataires, internes et externes, de l’alerte ».
La procédure à mettre en place devrait varier selon la taille des entreprises concernées.
Dans les grandes entreprises, il est proposé de « consolider, en les adossant aux structures existantes, par exemple les directions de la conformité ou les déontologues, et de faire connaître les dispositifs d’ores et déjà mis en place ». Dans les PME, il s’agirait de « sensibiliser les interlocuteurs habituels de l’alerte que sont les responsables hiérarchiques et les institutions représentatives du personnel, lorsqu’elles existent ».
Les alertes émises par « des personnes ne sachant pas à quelles autorités s’adresser » pourraient être redirigées vers autorités compétentes via un portail unique dont la mise en place serait confiée à la Commission nationale de la déontologie et des alertes instituée par la loi du 16 avril 2013, dont la compétence serait élargie au-delà du seul champ sanitaire et environnemental.
L’étude propose aussi de promouvoir « la bonne pratique consistant, pour le responsable saisi, à accuser réception de l’alerte, puis à tenir informé le lanceur d’alerte des suites données à sa démarche ».
Alors que le juge est, actuellement, le seul recours pour un lanceur d’alerte victime de mesures de représailles, le Conseil d’État propose « d’étendre la compétence du Défenseur des droits à la protection, dès le lancement de l’alerte, des lanceurs d’alerte s’estimant victimes » de telles mesures. L’étude juge également opportun d’inscrire dans la loi « le principe selon lequel toute mesure de représailles, quelle qu’elle soit, est nulle dès lors qu’il apparaît devant le juge qu’elle a été motivée par l’alerte ».
Concernant la violation potentielle du secret professionnel à l’occasion d’une alerte, il est suggéré de « préciser les modalités de la conciliation à opérer entre les dispositions relatives au droit d’alerte et chacun des secrets pénalement protégés, en déterminant les conditions dans lesquelles il est possible d’y déroger pour lancer une alerte ». Pour prévenir les procédures abusives en diffamation, les parquets devraient « requérir des sanctions civiles » contre leurs auteurs.
Comme les précédentes, cette étude de la plus haute magistrature administrative devrait inspirer l’évolution du droit français, notamment dans l’interprétation de lois de plus en plus nombreuses, et potentiellement conflictuelles, dans le domaine.
Elle trace d’ores et déjà la voie aux difficiles arbitrages que les juridictions sociales et pénales devront faire entre des exigences contradictoires, la complexité étant renforcée par le fait que les concepts en jeu – responsabilité sociale, devoir de vigilance, droit d’alerte, etc. – nous viennent de l’univers conceptuel de l’entreprise anglo-saxonne exogène au droit continental.
Par Michel Doucin, membre du comité d’Honneur qui contribue à l’institut Respeco.