Interview

Laïla Mamou : « Comment peut-on espérer avancer en laissant de côté 50% de la population ? »

Laïla Mamou : « Comment peut-on espérer avancer en laissant de côté 50% de la population ? »

Laïla Mamou est la présidente du directoire de Wafasalaf, leader du marché du crédit à la consommation au Maroc. Depuis sa prise de fonction en 2004, elle oeuvre pour une plus grande diversité au sein de son entreprise, à tous les échelons. Elle nous explique pourquoi la diversité est fondamentale pour les entreprises et comment aider les femmes à accomplir leur potentiel.

 

53% de collaboratrices au sein de Wafasalaf : comment êtes-vous arrivée à ce résultat ?

Cela fait tout simplement partie de la stratégie RH : je vis dans un pays où 50% des personnes sont des femmes, et si au moment du recrutement aucune différence n’était faite entre un homme et une femme en termes de salaire ou de responsabilité, je dirais presque que le travail serait facile. À Wafasalaf, nous n’avons pas mené une démarche spécifique : simplement quand il y a un poste à pourvoir, nous nous concentrons uniquement sur les compétences et le potentiel. Cela fait qu’aujourd’hui, nous avons 53% de collaboratrices et 45% de femmes au niveau du comité directeur. La mixité est donc vraiment à tous les niveaux chez nous.

 

Justement, comment aider les femmes à atteindre les postes à responsabilité ?

Cela commence à devenir plus compliqué pour les femmes entre 30 et 35-38 ans, lorsqu’elles ont des enfants. Il faut en tenir compte pour que cette étape ne soit pas un frein, voire une source de blocage dans leur carrière. Dans ces moments-là, je m’adapte et je peux accepter qu’une femme puisse sortir avant l’heure ou démarrer un peu en retard : il faut être compréhensif et ne pas appliquer les règles du travail sans distinction. Quand j’ai en face de moi une femme brillante avec du potentiel et qui a des enfants à charge (il n’y a pas assez de structure de crèches au Maroc), je ne vais pas programmer de réunions en fin de journée ou de team-building qui exige qu’elle s’absente de chez elle plus d’une journée. C’est intuitif. Le pendant de cela, c’est de travailler sur la responsabilité : quand on accepte des exceptions, il faut être clair pour qu’il n’y ait pas d’abus et encourager la rigueur, la responsabilité et l’engagement.

L’autre levier important, c’est de travailler avec les hommes : si les hommes recrutent, ce sont aussi eux qui distribuent les promotions. J’ai fait de la mixité un levier de performance et c’est un sujet que je traite avec tous les collaborateurs. Chaque année au mois de mars, nous organisons un cycle de conférences sur le leadership au féminin, où j’invite des hommes et des femmes inspirants à prendre la parole devant mes collaborateurs et nos clients. Et j’arrive parfois à 60% de présence masculine ! Nous organisons cette conférence en interne, sans passer par une agence de communication. Ce travail des équipes est important car il aide à les sensibiliser  en amont lorsqu’ils sont acteurs du séminaire, et pas seulement consommateurs. Chaque année, c’est une équipe différente qui s’en occupe.

 

… Et puis par ailleurs, toutes les études sont très claires : les entreprises qui ont des femmes à leur tête sont performantes.

 

En quoi la diversité est-elle un levier de performance pour les entreprises ?

J’ai appris ça sur le tas : on avait commencé à monter des plateformes téléphoniques et par la force des choses je me suis retrouvée avec une plateforme où il n’y avait que des hommes, et une autre où il n’y avait que des femmes. Et ça ne marchait pas du tout, les centres d’intérêt restaient trop similaires d’un côté comme de l’autre. J’ai commencé à mixer et tout de suite les résultats ont été visibles des deux côtés. La mixité génère une très bonne émulation, je l’ai vu et vécu, c’est sain, c’est efficace. J’aime bien la diversité dans les équipes, et pas uniquement concernant le genre. Le Maroc est une plateforme qui jouit d’une position géographique avantageuse qui lui permet d’améliorer la diversité, notamment au sein des entreprises. Ce brassage parmi les équipes permet d’ouvrir le champ vers d’autres cultures et cela ne peut être qu’enrichissant. Et puis par ailleurs, toutes les études sont très claires : les entreprises qui ont des femmes à leur tête sont performantes.

 

Quels sont les principaux obstacles que vous avez rencontrés ?

Comme je le disais, les problèmes surviennent généralement quand les enfants sont en bas âge : on milite pour avoir des facilités qui n’existent pas encore  au Maroc, comme les crèches et le travail à mi-temps. Ensuite, j’identifie trois principaux obstacles.

D’abord, un frein interne : certaines femmes ne croient pas en leur potentiel et ne se jettent pas à l’eau, considérant que c’est déjà presque un privilège que de travailler. En tant que femme, je suis moi-même passée par plusieurs situations avant d’arriver là où j’en suis aujourd’hui. Et c’est justement pour cela que je mets des coachs à disposition de certaines femmes quand je sens qu’elles ont besoin de se libérer de ces freins.

Ensuite, il y a un frein social : au Maroc, une femme doit d’abord être une bonne mère et une bonne épouse, et le reste vient après. Il existe une pression sociale et familiale très forte.

Enfin, souvent le salaire de la femme qui travaille va servir en priorité à combler son absence quant à la gestion de son foyer. Comme si elle devait payer son droit au travail.  Et c’est malheureusement à cause de cette pression que certaines se retrouvent à abandonner leur plan de carrière.

 

Il y a donc des défis à relever au niveau de la société ?

La constitution est claire : rien n’interdit aux femmes de prendre leur place. L’article 19 le dit : “L’homme et la femme jouissent, à égalité, des droits et libertés à caractère civil, politique, économique, social, culturel et environnemental (…). L’Etat marocain œuvre à la réalisation de la parité entre les hommes et les femmes.” Donc nous avons un cadre juridique qui est posé. J’ai beaucoup parlé des femmes cadres, et c’est vrai qu’il y a un plafond de verre, même si la situation s’est améliorée : il y avait 26% de femmes  cadres supérieurs et dans les professions libérales en 2005, et on était à 34,8% en 2015. Mais il y a aussi un plancher de terre dans le monde rural. En effet, même si l’accès à l’éducation est aujourd’hui obligatoire, les petites filles ont du mal à poursuivre leurs études. Le mariage qui arrive souvent trop tôt y est également pour beaucoup. Ainsi, trop de femmes n’ont pas un niveau d’éducation élevé, et c’est pour cela que certaines entreprises lancent des initiatives d’alphabétisation afin de leur donner les moyens d’évoluer.

 

Quels sont vos espoirs pour l’avenir ?

En ce qui concerne Wafasalaf, j’aimerais qu’elle devienne un modèle de satisfaction pour tous les collaborateurs. Et, qu’en quittant Wafasalaf, ils emportent avec eux, presque dans leur ADN, les valeurs qu’ils ont contribué à mettre en place.

Concernant le taux d’activité des femmes, il est aujourd’hui à seulement 25%. Mon rêve, ce serait qu’il arrive à 50%. Parce que si l’on veut une croissance soutenue pour résorber le chômage, il faut que les femmes participent, créent de la valeur, paient des impôts, soient un acteur économique. Nous n’avons pas le choix. Les femmes doivent pouvoir  revendiquer leur place et leur rôle. Comment peut-on espérer avancer en laissant de côté 50% de la population ?  Et puis mon vœu le plus cher serait que le taux d’alphabétisation des femmes atteigne les 100%. Tout le monde doit avoir accès à l’éducation et je suis très optimiste, car les pouvoirs publics en font aussi l’une de leurs priorités.

 


 

maxime dufour photographies 19 octobre 2017 4

 

 

 

Revivez son intervention au 11e WFRE sur la Collection