Ces dernières années, la mondialisation conjuguée à la robotisation ont considérablement fait muter la division internationale du travail entamée il y a plus d’un siècle. Au programme : des industries qui se relocalisent, des services qui se délocalisent, et des travailleurs plus que jamais à protéger.
Une histoire de la division internationale du travail
La division internationale du travail c’est, comme l’explique l’économiste El Mouhoub Mouhoud dans une émission de France Culture, une extension de la division du travail dans les entreprises telle que l’avait théorisée Adam Smith. De la même manière qu’une chaîne de production se décompose selon différents postes spécialisés, la production mondiale, elle aussi, se spécialise.
Dès la première mondialisation, à la fin du XIXe siècle, les pays du Sud colonial produisent les matières premières tandis que les pays du Nord s’arrogent les performances industrielles et techniques. “Le travail est très qualifié au Nord et très peu au Sud”, résume El Mouhoub Mouhoud. Ensuite, après la Seconde Guerre mondiale, de nouveaux pays émergents commencent à massivement manufacturer des produits de basse qualité. C’est ce qu’on appelle la “nouvelle division internationale du travail” : dans les années 1970, Hong Kong, la Corée du Sud, Singapour, Taïwan, le Brésil et le Mexique dominent cette nouvelle vague. Dans les années 1980, on voit s’imposer la Thaïlande, la Malaisie, l’Indonésie, les Philippines et le Vietnam. Ces pays offrent une main-d’oeuvre qualifiée et bon marché, et les grandes entreprises multinationales leur sous-traitent donc leur production. De leur côté, “les pays dits développés, eux, conservent les produits et les services exigeant une haute qualification”, souligne le journaliste Florian Delorme sur France Culture.
Résultat : les pays émergents se sont enrichis, les salaires y ont augmenté et une vraie classe moyenne a émergé. En parallèle, la robotisation et l’automatisation, le déferlement du numérique et l’économie des plates-formes ont “entraîné une recomposition progressive du processus productif mondial.” Se pose alors la question : la division internationale du travail touche-t-elle à sa fin ?
.. la division internationale du travail est en train de changer de formes et de caractéristiques, mais elle n’est pas en train de s’épuiser. Ses sources sont infinies ..
Le travail se “re-régionalise”
Depuis les années 2000, la hausse des coûts salariaux dans les pays émergents et celle des prix du transport ont considérablement réduit le commerce mondial : d’après le FMI, entre 1985 et 2007, il avait augmenté deux fois plus vite que la production mondiale, alors que ces quatre dernières années il maintient tout juste le même rythme. L’automatisation de la production et la robotisation ont aussi mis à mal des sources de revenus pour les pays sous-traitants : quand il est moins cher de faire produire par des robots à domicile, les entreprises occidentales rapatrient leurs industries — ce que nous expliquait Michael Priddis, fondateur de Faethm, qui anticipe les conséquences de la technologie sur le travail. La délocalisation n’est plus l’eldorado qu’elle était.
Pour autant, selon El Mouhoub Mouhoud, “la division internationale du travail est en train de changer de formes et de caractéristiques, mais elle n’est pas en train de s’épuiser. Ses sources sont infinies”, puisque comme le disait Adam Smith, la seule limite à la division du travail est le développement du marché. On assiste donc à une re-régionalisation du travail. Et, tandis que le poids de l’industrie dans le PIB mondial recul et que celui des services explose, “à mesure que l’industrie se relocalise au Nord, les services se délocalisent, n’étant pas concernés par les coûts de transaction, les droits de douanes, les coûts de transport”, explique l’économiste. Autre phénomène : la division du travail se décompose désormais par tâches, au sein d’une même catégorie socio-professionnelle.
Protéger les droits humains
La question qui subsiste, donc, est si cette régionalisation de la division du travail peut gommer les inégalités causées par la mondialisation. El Mouhoub Mouhoud n’est pas très optimiste : “Les perdants restent perdants et gagnants restent des gagnants, même à un niveau régional. Les effets de la mondialisation sont combinés à ceux du progrès technique, qui sont biaisés en direction du travail très qualifié : même des travailleurs qualifiés, comme des ingénieurs, qui réalisent des tâches de production sont menacés.”
En réalité, la vigilance est plus que jamais de mise, notamment sur les questions de droits humains. Comme le rappelle un article récemment publié par Usbek & Rica sur les mastodontes de la Silicon Valley, des ateliers quasiment esclavagistes qui produisent des iPhone en Chine en passant par les mines de cobalt de la République Démocratique du Congo et jusqu’aux déchèteries toxiques du Ghana où atterrissent nos appareils numériques, la nouvelle économie de la tech prospère sur une division internationale du travail toujours aussi sauvage. Pour le chercheur Christian Fuchs, cité par Usbek & Rica, ce phénomène n’est ni plus ni moins que le prolongement de l’exploitation de l’ère industrielle, car il “englobe tous les modes de production numérique ; un réseau agricole, industriel et informationnel de travail qui permet l’existence et l’utilisation des médias numériques. Aujourd’hui la plupart de ces relations de production numérique sont façonnées par le travail salarié, le travail esclavagisé, le travail précaire et le travail freelance, faisant de la division internationale du travail un réseau interconnecté et complexe de processus d’exploitation.” L’industrie des services n’est donc pas épargnée : la dynamique est la même pour les micro-travailleurs qui gagnent leur vie en effectuant des tâches répétitives sur des plateformes comme Upwork ou AmazonTurk. D’après un sondage effectué par un groupe de travail multidisciplinaire du Oxford Internet Institute sur Upwork, “les pays du Nord sont les principaux pourvoyeurs de micro-tâches, et dans les pays du Sud, c’est la demande de travail qui prédomine (majoritairement en Inde, aux Philippines et en Malaisie)”, explique la journaliste. En somme, les tigres asiatiques qui ont contribué à la redéfinition de la division internationale du travail dans les années 1980 ne sont toujours pas mieux lotis.
La solution ? Toujours mieux encadrer le travail et s’assurer que les droits humains sont respectés tout au long de la chaîne, bien sûr. Mais aussi, comme l’avance le chercheur Antonio Casili dans les pages d’Usbek & Rica, que ces travailleurs de la tech, souvent isolés et marginalisés, prennent conscience qu’ils ne sont pas seuls et s’organisent pour faire valoir leurs droits et s’émanciper. Il appelle à “rendre visible l’invisible et analyser les mécanismes qui produisent cette invisibilité […], pour permettre l’émergence de réflexions critiques provenant des personnes ‘invisibles’ elles-mêmes.” Conflits directs ou création de coopératives, pour les travailleurs au bout de la chaîne de la division internationale du travail, l’union fera quoi qu’il arrive la force.